Bibliographie
L’Adjectivité
Colloque international
Université Paris Sorbonne
7-8-9 septembre 2017
A. état de l’art & problématique
Sans avoir jamais été attesté dans aucune des éditions du Dictionnaire de l’Académie française, le terme adjectivité n’en demeure pas moins une création peu neuve puisqu’il est trouvé, déjà, dans Le dictionnaire universel : panthéon littéraire et encyclopédie de Maurice de La ChÂtre (1853 : 84). Entendu alors comme « Etat, qualité de l’adjectif », le substantif est notamment employé dans l’Essai de grammaire japonaise composé[1] de J. H. Donker Curtius ([1857] 1861), pour désigner l’emploi adjectival d’un nom (propre ou commun).
Retrouvé régulièrement depuis lors dans les textes scientifiques pour signaler la présence d’un mot non adjectival dans une position saturée en principe par un adjectif, le terme adjectivité, régulièrement utilisé au singulier, laisse à penser qu’il n’existe qu’un seul emploi adjectival. Or, il suffit de s’en reporter à l’ouvrage de Bally intitulé Linguistique générale et linguistique française ([1932] 1965) pour se rendre compte qu’il n’en est rien, un nom par exemple pouvant aussi bien exercer la fonction d’attribut (prédicat) que celle d’épithète[2] :
Tout substantif change de catégorie et prend la fonction d’adjectif (virtuel) quand il fonctionne comme prédicat ou épithète sans être accompagné de déterminatifs. En effet, c’est seulement avec un déterminatif que le substantif prédicat conserve sa valeur originelle : « Paul est un artiste, Paul est l’artiste que j’ai vu à Paris ». Dans le cas contraire, il prend la valeur d’adjectifs : « Paul est artiste » se traduit par « Paul est habile dans son art ». (Bally 1965 : 292)
En pareil emploi, remarque Bally, à l’image des adjectifs – lesquels sont généralement gradables au moyen de très (Goes 1999) –, les substantifs adjectivés « n’admet[tent] pas volontiers l’adjonction d’un adjectif qui le rebaptiserait substantif ; on ne dit pas « Paul est grand artiste », mais « Paul est très artiste ». […] le substantif est ici virtuel, et n’est actualisé que par l’appoint de la copule, avec laquelle il fait corps. (1965 : 292-293).
Cela étant, d’après Bally, ces emplois conduiraient à la transformation même du nom en un adjectif : en effet, plus qu’un emploi adjectival, le nom « devenu prédicat révèle[rait] aussi le changement de catégorie ; comparez "Etes-vous la reine ? Je la suis" et "Etes-vous reine ? Je le suis". » (1965 : 293). Et l’auteur d’ajouter par la suite :
Un substantif peut, avec la plus grande facilité, devenir adjectif […]. Il suffit pour cela qu’il soit privé d’actualisateur […] et qu’il adopte les conditions d’emploi de l’adjectif : orateur est à moitié adjectif dans le type « Paul est orateur » (« vraiment orateur »), artiste l’est tout à fait dans « Paul est très artiste ». En fonction d’épithète, le passage est d’autant plus marqué : « un habit marron, des rubans jonquille, un chou géant, le style gendarme, des manières peuple, la question argent », etc. (1965 : 308).
Deux points dans cet extrait méritent une attention particulière : d’une part, le continuum d’adjectivité que laisse sous-entendre Bally en regard des différents cas d’adjectivité relevés, certaines conditions développant davantage l’adjectivité que d’autres ; et d’autre part, la transformation confirmée du substantif en un adjectif. Au demeurant, le nom (ex. 1) n’est pas la seule classe de mots susceptible de connaitre un emploi adjectival : Bally relève également les participes présents et passés (ibid. : 309) (ex. 2) ou encore « les expressions prépositionnelles fonctionnant originairement comme complément circonstanciel » (ibid.) (ex. 4) ; il convient sans doute d’ajouter les pronoms à la liste (ex. 5).
(1) a) Il est médecin. (nom attribut)
b) Elle se croit reine. (nom attribut)
c) Une robe saumon (nom épithète)
(2) a) Du papier collant
b) Une enveloppe froissée
(3) a) Ce film est bien.
b) Un type bien
(4) a) Je lis un livre sans intérêt
b) Des souvenirs d’antan
(5) Elle est mienne
Dans ses éléments de syntaxe structurale (1959), à la partie relative à la translation, Tesnière (1959) opère le même constat : certaines « espèces de mots », à savoir le substantif (§192-195), l’adverbe (§197) et le verbe au participe (§198), peuvent fonctionner adjectivalement, la translation s’opérant, selon les cas, avec ou sans marquant (translatif). Les translations en adjectifs, lesquelles incluent selon Tesnière le procédé de la dérivation morphologique, peuvent être simples, doubles comme en (6) (turc), triples comme en (7) (allemand), quadruples comme en (8), sextuples (9), voire septuples (10).
(6) el-im-de-ki kitap « le livre qui est dans ma main » (Tesnière 1959 : 495)
(7) Eine zu betrachtende Tatsache « un fait qui est à considérer » (ibid. : 524)
(8) des aubergines à la parisienne (N > Adj > N > Adv > Adj) (ibid. : 534)
(9) des asperges à la Pompadour (N > Adj > N > Adj > Adv > Adj) (ibid. : 539)
(10) [les beautés du monde d’ici-bas me donnent par avance] une idée des joies de celui de l’au-delà (Adv > Adj > N > Adv > N > Adj > N > Adj) (ibid. : 540)
Si, chez Tesnière, l’adjectivation croise le chemin de la dérivation morphologique, l’on constate par le biais des exemples donnés la formation d’une sorte d’un autre continuum que celui remarqué chez Bally, établi cette fois d’après le nombre de translations subies.
à la lecture de ces différents travaux, il convient sans doute d’opérer une distinction entre l’adjectivation et l’adjectivité (bien que dans certaines langues, les deux phénomènes soient probablement amenés à se rencontrer). L’adjectivation, d’abord, désignerait selon nous la transformation morphologique d’un mot ; elle est un processus et elle pose la question du (degré de) partage des propriétés des adjectifs par l’item transformé. L’adjectivité, par contre, signalerait plus particulièrement le résultat d’un procédé, c’est-à-dire finalement l’emploi adjectival du mot, lequel se manifesterait plutôt dans le domaine de la syntaxe. Poser cette distinction revient sans doute à rappeler la différence qu’opère Kerleroux (1996) entre les distorsions catégorielles (adjectivité) et les conversions morphologiques (adjectivation), mais elle n’est probablement que théorique en ce que les deux notions finissent par ouvrir sur les mêmes questions :
- L’item commutable avec un adjectif perd-il ses propriétés intrinsèques (notamment du point de vue de son extension, cf. Wilmet 1997) ?
- Le mot adjectivé est-il gradable comme c’est le cas pour la plupart des adjectifs (Goes 1999) ?
- Peut-il pareillement occuper les fonctions d’attribut ou d’épithète ? Si, d’après Riegel (1985 : 193-194), les noms étiquetés [+ humain] sont majoritairement susceptibles d’apparaitre en fonction attribut, est-ce effectivement le cas ? Le caractère agentif d’un substantif, par exemple, joue-t-il un rôle dans l’élaboration d’un groupe à « nom attribut » ?
- De la même manière, est-ce qu’un item adjectivé peut, à l’image de certains adjectifs épithètes, être placé devant son support ? Est-il obligatoirement placé derrière ? Le cas échéant, observe-t-on une altération du sens en fonction de la place occupée par l’item adjectivé (Goes 1999) ? Ou convient-il de parler davantage de « collocation » comme le défend Henkel (2016) pour les adjectifs antéposés ?
- Comme les adjectifs, l’item adjectivé est-il aussi bien lié à son support par le biais du mécanisme syntaxique de la détermination que, selon les cas, par une relation de prédication (Wilmet 1997) ?
- D’ailleurs, l’item s’accorde-t-il avec son support (genre, nombre) ?
- Cette transformation ou cette modification syntaxique occasionne-t-elle la perte d’un élément comme le déterminant (pour le nom), sinon l’emploi d’un article zéro (Salles 2004) ?
- Est-il interdit, dans le cas de l’adjectivité à base nominale, de parler de noms juxtaposés ou apposés ? Les énoncés comme « Médecin, il travaille beaucoup » par exemple – où médecin commute avec des adjectifs du type courageux – ne gagneraient-ils pas à être rangés du côté des cas d’adjectivité ? Peut-on, en conséquence, lier le phénomène de l’adjectivité aux notions d’apposition ou de détachement syntaxiques (Neveu 2004) ?
- Etc.
En outre, l’adjectivité n’est pas un phénomène propre au français et c’est la raison pour laquelle il nous semble important d’inscrire cette problématique dans une perspective de linguistique générale.
Quelques linguistes ont déjà fait état de la relation qu’entretiennent fonctionnellement les noms, les participes, les pronoms ou les adverbes avec les adjectifs, comme Braun & Haig par exemple qui étudient le turc, langue dans laquelle la différenciation des adjectifs et des noms apparait complexe : « as no formal criterion lead to an unequivocal classification of Turkish nominals into two mutually exclusive classes "noun" and "adjective", it seems wiser to set up a cluster of features with which to determine the degree of "adjectivity" or "nouniness" of lexemes. » (2000 : 89). L’idée d’une gradation d’emplois entre nom et adjectif semble ainsi aussi séduisante en turc qu’en français d’après Bally. C’est ainsi que Braun & Haig en viennent à proposer un gradient « nom-adjectif » (ibid. : 91), érigé sur la base de cinq critères qui permettent de jauger le degré d’adjectivité d’un nom-adjectif :
- la réduplication intensifiante (dop-dolu "totally full" ; ap-açik "completely open" ; …),
- sa gradabilité,
- la possibilité pour l’item d’apparaitre dans le cadre « X (bir) N » ("X (indef) N"),
- la présence ou l’absence des suffixes -ll et -slz, suffixes qui servent en principe la création de modifieurs nominaux,
- l’apparition d’un suffixe possessif lors de la juxtaposition de l’item à un nom (i.e. uçak "avion" + gemi "navire" " uçak gemi-si (*uçak gemi) "porte-avion"). (d’après Braun & Haig 2000 : 89-90)
Rothstein (2007 : 288) et Businger (2013 : 145-147) proposent de la même manière des tests pour évaluer l’adjectivité des participes passés en allemand. Les paramètres qu’ils retiennent sont au nombre de trois : le test de la coordination d’un participe avec un adjectif (11), la lecture ambiguë du participe dans des énoncés admettant à la fois la lecture réflexive et non réflexive (12) et la possibilité pour l’item d’être suivi de genug (« assez »), ce qui est impossible pour le participe en emploi verbal (13).
(11) Er hat den Bleistift angespitzt und griffbereit. (Businger 2013)
(12) Das Mädchen hat die Haare gekämmt. (ibid.)
(13) a) Er ist alt genug. (ibid.)
b) Die Wohnung wird aufgeräumt (*genug). (ibid.)
c) Ich habe die Wohnung aufgeräumt/sauber genug. (ibid.)
L’auteur poursuit par la présentation de deux autres arguments attestant de l’emploi non verbal de certains participes en allemand, à savoir la possibilité de préfixer les participes employés comme adjectifs au moyen de un- (« in- ») (14) et celle, pour le participe, d’entrer dans une structure comparative (15).
(14) ihre ungeschminkten Lippen (Businger 2013)
(15) Dein Gesicht ist ja geschminkter als Kiss. (ibid.)
L’anglais compte également des exemples d’adjectivité :
(16) a horse race (horse races)
(17) a bicycle shop (bicycle shop)
(18) the football team coach
de même que le néerlandais (19) :
(19) Hij is eigenaar.
ou l’italien (20) :
(20) Sembra gentiluomo.
le bulgare :
(21) Ð¢Ñ Ðµ Ð »ÐµÐºÐ°Ñ€ (« elle est médecin »)
(22) ПоР»Ð° пантаР»Ð¾Ð½ (« robe pantalon »)
ou encore l’arabe (classique (23) et marocain (24)) :
(23) a) Meryem tˤabÄ« ba (« Meryem est médecin »)
b) Omar tˤabÄ« b (« Omar est médecin »)
c) ta-Ê•taqid-u anna-ha malika(t)-an (« Elle se croit reine »)
(24) a) Meryem tˤbeba (« Meryem est médecin »)
b) Omar tˤbeb (« Omar est médecin »)
c) É¦Ä sba Ê•la rˤas-ha malika/amira (« Elle se croit reine/princesse »)
Du japonais à l’anglais en passant par le bulgare ou l’arabe, le phénomène semble donc toucher toutes les langues. C’est pourquoi ce colloque entend inscrire la question de l’adjectivité (voire de l’adjectivation) dans une perspective plus large que celle de la linguistique française. Les intentions de communication pourront donc porter sur n’importe quelle langue pour autant qu’elles s’inscrivent dans l’une des problématiques suivantes :
• Est-il pertinent de distinguer l’adjectivité de l’adjectivation ?
• Différenciation fonction et nature : l’emploi adjectival d’un terme en fait-il un adjectif ?
• La voie du continuum entre les parties du discours étudiées est-elle la seule solution possible dans certaines langues ? Est-il affaire de natures ou de fonctions ?
• Quel rôle joue le support de l’entité adjectivée ? Les entités adjectivées comptent-elles d’ailleurs toujours un support ?
• Quelle place la sémantique occupe-t-elle dans l’adjectivité ?
• Quel rôle ou place convient-il de réserver à l’actualisation des unités adjectivées ?
• Quels paramètres doivent être observés pour jauger au mieux du degré de conservation des propriétés du nom, participe, adverbe ou groupe prépositionnel employés adjectivalement (cf. Salles 2004 par exemple) ?
• Dans quelle mesure l’adjectivité peut-elle être rapprochée des phénomènes de détachement ou d’apposition (Neveu 2004) ?
• Etc.
Références indicatives :
Bally Charles, Linguistique générale et linguistique française, 4e éd., Francke Berne, 1965 [1re éd. 1932].
Braun Friederike, Haig Geoffrey, « The noun/adjective distinction in Turkish : An empirical approach », Turcologica 46, 2000 : 85-92.
Businger Martin, « Haben-statives in German : A syntactic analysis », in A. Alexiadou, F. Schäfer (ed.), Non-Canonical Passives, Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins Publishing Company, 2013 : 141-162.
Flaux Nelly, Mostrov Vassil, « à propos de noms d’humains (dis)qualifiants : un imbécile vs un salaud et leurs paradigmes », in F. Neveu & al., Actes de la 5e édition du CMLF, Web of Conferences, en ligne : http://dx.doi.org/10.1051/shsconf/20162712016.
Goes Jan, L’adjectif. Entre nom et verbe, Bruxelles, De Boeck/Duculot, 1999.
Henkel Daniel, « L’antéposition de l’adjectif : quelle contreparties sémantiques ? », in F. Neveu & al., Actes de la 5e édition du CMLF, Web of Conferences, en ligne : http://dx.doi.org/10.1051/shsconf/20162712007.
Kerleroux Françoise, La Coupure invisible. études de syntaxe et de morphologie, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1996.
Neveu Franck, « Support et référenciateur de l’adjectif dans le système appositif – Sur l’interprétation des prédicats détachés », in J. François (dir.), L’adjectif en français et à travers les langues, Caen, Presses Universitaires de Caen, 2004 : 337-356.
Riegel Martin, L’adjectif attribut, Paris, PUF, 1985.
Rothstein Björn, « Einige Bemerkungen zum Partizip II in Das Pferd hat die Fesseln bandagiert », Linguistische Arbeiten 512, 2007 : 285-298.
Salles Mathilde, « Adjectif et adjectivité ou comment un substantif peut être plus adjectif qu’un adjectif », L’information grammaticale, 103, 2004 : 7-12.
Tesnière Lucien, éléments de syntaxe structurale, Paris, Klincksieck, 1959.
Wilmet Marc, Grammaire critique du français, Louvain-la-Neuve, Duculot, 1997.
B. Modalités pratiques
• Langues du colloque
Les communications se feront en français ou en anglais.
• Calendrier
Remise des propositions (en français ou en anglais, de deux pages maximum (bibliographie comprise)) avant le 31/1/2017, à l’adresse courriel suivante : adjectivite@gmail.com.
• Comité d’organisation :
- Franck Neveu (Université Paris-Sorbonne, STIH) : franck.neveu@paris-sorbonne.fr
- Audrey Roig (Université Paris Descartes, EDA) : audrey.roig@parisdescartes.fr
- Gaëlle Doualan (Université Paris-Sorbonne, STIH) : gaelle.doualan.2@paris-sorbonne.fr
• Comité scientifique :
- Angelina Aleksandrova (Université Paris-Descartes)
- Christophe Benzitoun (Université de Lorraine)
- Jean-Paul Brachet (Université Paris-Sorbonne)
- Nizha Chatar-Moumni (Université Paris-Descartes)
- Denis Costaouec (Université Paris-Descartes)
- Pierre Cotte (Université Paris-Sorbonne)
- Martine Dalmas (Université Paris-Sorbonne)
- Naoyo Furukawa (Université de Tsukuba)
- Mats Forsgren (Université de Stockholm)
- Antoine Gautier (Université Paris-Sorbonne)
- Jan Goes (Université d’Artois)
- Eva Havu (Université d’Helsinki)
- Olga Inkova (Université de Genève)
- Caroline Lachet (Université Paris-Descartes)
- Peter Lauwers (Universiteit Gent)
- Claire Le Feuvre (Université Paris-Sorbonne)
- Jean-Léo Léonard (Université Paris-Sorbonne)
- Emilio Manzotti (Université de Genève)
- Michèle Noailly (Université de Brest)
- Michel Pierrard (Vrije Universiteit Brussel)
- Wilfrid Rodgé (Université Paris-Sorbonne)
- Olivier Soutet (Université Paris-Sorbonne)
- Stéphane Viellard (Université Paris-Sorbonne)
- Marc Wilmet (Université libre de Bruxelles)
[1] Dans kin no (« d’argent ») comme dans Ghin no (« d’argent ») ou encore dans kitano caze (« vent du nord »), la particule no est « le signe constant de l’adjectivité, tout nom substantif, quelle que soit la classe à laquelle il appartient, est qualifié comme adjectif par cette postposition. », écrit l’auteur (1861 : 62).
[2] Nous soulignons.